22 novembre 1914 - 22 novembre 2013 - Cinq regards sur une photographie
Ce texte fait partie d'un ensemble de 5 études écrites par Stephan, Arnaud, Xavier, Isabelle et moi-même et publiées sur nos propres sites ou blogs (voir les liens en bas de page). Nous collaborons depuis plusieurs années en échangeant des informations, réflexions. Cette fois-ci nous nous lançons dans une écriture à 5 mains pour l'analyse d'une photo.
Une belle photographie signalée par Stephan, a été mise en ligne par les archives départementales de la Seine-Maritime. La légende indique “Départ de la classe 1914 pour le front, 22 novembre 1914” photo de Louis Chesneau. Le commentaire qui accompagne la photo semble indiquer que cette photographie fut prise à Rouen. L’architecture “briques-silex” environnante, typique de la rive gauche de Rouen, le 74 bien visible sur les cols et képis des officiers, portent effectivement à le penser. Mais comme le fit remarquer Arnaud, les soldats eux portent le numéro 119, numéro du régiment de Lisieux.
Si cette photo a bien été prise à Rouen, qu'y faisait ce groupe de jeunes soldats du 119e RI ?
La classe 1914, je m’y étais intéressée il y a quelques temps. J’avais trituré le fichier des données recueillies dans les fiches matricule des “Pommiers”dans tous les sens. Beaucoup de questions, peu de réponses.
Le souvenir de cette combinaison “74e-119e” m’est revenu en mémoire. Plusieurs jeunes gens de cette classe 1914 affectés au 74e RI qui avaient ensuite été reversés au 119e RI. Je n’étais pas allée au delà de la première affectation, elle était déjà assez problématique mais pour l’occasion je me suis penchée à nouveau sur cette classe et plus particulièrement sur le cas de ces jeunes mobilisés reversés.
Ils étaient 7 en tout. Incorporés au 74e RI le 1er septembre 1914 et passés au 119e RI le 23 ou 24 novembre 1914. A un ou deux jours près la même date que la photographie. A ce groupe de jeunes de la classe 14, on peut ajouter un jeune engagé au 74e RI, de la classe 1913, qui lui aussi fut passé au 119e RI le 23 novembre 1914.
Même si la date diffère légèrement, 22 novembre pour la photo, 23 ou 24 novembre pour les fiches matricule, on peut mettre en lien ces documents.
L’ordre alphabétique
Au total 11 jeunes gens de la classe 1914 furent affectés au 74e RI.
Cadinot Paul matricule 1295 (canton de Lillebonne)
Cahagne Fernand matricule 1296 (canton de Lillebonne)
Callemin Lucien matricule 1297 (canton de Lillebonne)
Canu Fernand matricule 1298 (canton de Lillebonne)
Caron Gustave matricule 1299 (canton de Lillebonne)
Chouquet Eugène matricule 834 (canton de Bolbec)
Crochemaux René matricule 840 (canton de Bolbec)
Leboucher Maurice matricule 891 (canton de Bolbec)
Delalandre matricule 1307 (canton de Lillebonne)
Hatinguais matricule 876 (canton de Bolbec)
Prudhomme matricule 940 (canton de Bolbec)
Ce n’est pas un hasard si les numéros de matricule des premiers hommes sont consécutifs. Selon un décret du 9 août 1911, proposé par Messimy, les jeunes gens étaient affectés selon une règle simple : au sein d’une subdivision l’ensemble des hommes était classé par ordre alphabétique. Une lettre était tirée au sort tous les ans, elle était la référence nationale. A partir de cette lettre, les hommes étaient affectés, dans des unités en allant des plus éloignées au plus proches.
Ce décret prévoyait des dérogations qui pouvaient conduire à une affectation autre que celle prévue.
La liste de la classe 1914 pour les cantons de Lillebonne et Bolbec reflète ce décret : les hommes sont affectés par paquets dans les mêmes unités, les soutiens de famille furent affectés dans des unités proches. Il en est de même pour les jeunes gens classés service auxiliaire qui furent affectés au 129e RI.
Dans ce cas on constate que sur les 11 hommes de la classe 1914 , 7 ont un nom commençant par la lettre C. Mais dans la liste alphabétique des affectations, Crochemaux est encadré par des hommes qui ont été affectés au 128e RI pour les précédents et le 4e Régiment de Zouaves pour les suivants. Il n’aurait donc pas dû en toute logique être affecté au 74e RI. Il a probablement bénéficié d’une dérogation du fait que son frère Edouard était déjà sous les drapeaux.
Maurice Leboucher lui aurait, toujours selon la logique de cette liste alphabétique, pu être affecté au 26e RI. Lui aussi a dû bénéficier de la même dérogation, ayant un frère au service.
Trois hommes n’entrent pas dans le bornage des hommes affectés au 74e RI : Delalandre (qui aurait dû être affecté au 154e RI) devint peut-être soutien de famille après le décès de son père le 30 mars 1914.
Pour Hatinguais et Prudhomme, je n’ai pu trouver de cause possible. Etaient-ils titulaires du brevet d’aptitude militaire ? Leur profession avait-elle un intérêt particulier ? Hatinguais, fils d’un directeur de filature, était comptable ; la profession de Prudhomme, fils d’un comptable, n’est pas déterminée.
Qui fut affecté au 119e RI ?
Tous ces jeunes gens ne furent pas affectés au 119e RI en novembre 1914. Seuls 7 d’entre eux le furent :
Cadinot Paul
Cahagne Fernand
Callemin Lucien
Canu Fernand
Chouquet Eugène
Crochemaux René
Leboucher Maurice
A cette liste il faut ajouter Edouard Crochemaux, jeune homme de la classe 1913, engagé volontaire le 8 octobre 1913, qui partit comme son frère René, le 23 novembre 1914 au 119e RI.
Y a-t-il eu une règle pour la constitution de ce groupe ? On peut simplement remarquer que Caron et Delalandre, que l’on peut classer “soutien de famille”, n’y appartiennent pas. Quant aux cas d’Hatinguais et Prudhomme, je ne trouve toujours pas d’explication.
A quelle date ?
La photographie indique la date du 22 novembre. Les fiches matricule indiquent d’autres dates, certes proches, mais différentes, un même document pouvant même indiquer deux dates.

Pour l’instant il m’est impossible de répondre à ces questions.
En conclusion
En septembre 1914 les règles d’affectation ne semblent pas avoir connu de rupture avec les règles en vigueur. Les affectations avaient d’ailleurs peut-être été décidées antérieurement au 2 août 1914.
Ces départs correspondraient-ils à un ajustement liés à des besoins générés par le conflit ? Si on observe les affectations des classes antérieures, il n’y a pas de reversements similaires.
En ce qui concerne les “Pommiers” à ce moment, seul le 74e RI semble concerné par ces affectations dans une autre unité. Est-ce dû au fait que le bassin de recrutement de ce régiment était suffisant pour pourvoir au besoin ?
Les pertes du 74e RI comme celles du 119e RI avaient été très importantes durant les trois premiers mois du conflit. Le 74e RI disposait-il d’une réserve suffisante pour y pallier ? Etait-ce le cas du 119e RI ?
Combien de jeunes hommes du 74e RI sont-ils partis au 119e RI ? Y a-t-il eu plusieurs versements ? Sont-ils partis “Au front” comme semble l’indiquer la photo ? Ou bien ont-ils rejoint la caserne du 119e RI à Lisieux, puis le 9e bataillon du régiment ?
Après tout cela revenir sur la photo, ne pas oublier que chaque nom, est celui d’un homme, chaque situation a été vécue. Cette photo permet de redonner une épaisseur humaine à l’analyse des documents. Paul, Fernand, Edouard, René, Maurice, Fernand, Eugène, Lucien, tout juste 20 ans, sont-ils sur cette photo ? Le goguenard, l’hilare à la pipe, le sérieux quasi au garde à vous, l’étonné, le farouche… on ne peut le savoir, mais pouvoir mettre une photo sur ces noms nous les rend tellement plus proches.
Hommes affectés au 119e RI
Paul Cadinot fut tué à Neuville-Saint-Vaast le 30 octobre 1915
Fernand Cahagne décéda aux Tranchées de la Folie le 25 septembre 1915
Lucien Callemin fut blessé à Aix-Noulette le 20 juin 1915, une fracture du radius gauche par un éclat d’obus.
Fernand Canu fut tué le 3 novembre 1915 à Neuville-Saint-Vaast
Eugène Chouquet fut blessé le 20 juin 1915, un éclat d’obus dans la région lombaire, il retourna au front le 6 novembre 1915. Il reçut la croix de guerre (3 étoiles de bronze, 1 étoile d’argent) et la légion d’honneur le 9 août 1960
René Crochemaux fut blessé le 23 juin 1915 à Aix-Noulette, par un éclat d’obus dans l’omoplate. Il fut réformé le 13 mars 1916, pour “bras gauche ballant”, suite de sa blessure. Pensionné, il reçut la légion d’honneur en 1979
Edouard Crochemaux était fraiseur de métier. Il fut détaché le 20 septembre 1915 aux établissements Schneider du Havre. La suite de son parcours est incertaine, il fut affecté au 57e RI, puis au 9e batailon du 10e RI.
Maurice Leboucher passa au 28e RI le 6 décembre 1915. Il fut tué le 5 juillet 1917, au Chemin des Dames, sous-secteur d’Ailles
Hommes restés au 74e RI
Paul Caron fut tué le 6 juin 1915 à Neuville-Saint-Vaast
Fernand Delalandre devint caporal, sergent, sous-lieutenant et passa au 23e RI en 1918
Robert Hatinguais alterna à partir du 24 avril 1915 les périodes au front et les périodes à l’intérieur. Il fut versé au 2e groupe d’aviation le 13 septembre 1915.
René Prudhomme partit au front le 8 février 1915 avec le 39e RI. Le 20 février 1915 il passa au 148e RI puis partit pour l’Orient en novembre 1915. Il revint malade en 1917.Atteint de paludisme, il fut pensionné. Il reçut la croix de guerre, 1 étoile de bronze.
22 novembre 2013
Les sites des comparses proposent un autre point de vue sur cette photo :
- Stephan, auteur du site Bleu Horizon-74e RI
- Arnaud, auteur du site Parcours du combattant
- Xavier, auteur du site Sur les traces du 119e RI
- Isabelle, auteure du site Plus le monde devient brutal
Cinq textes travaillés indépendament, regards croisés, où l'on apprend l'un de l'autre.